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A quoi tient encore la famille ?

Décomposée, recomposée, multinationale, affinitaire : la famille bouge, et le patrimoine avec. Alors que nos vies se complexifient et s’allongent, que deviennent les attachements familiaux ?

Le concept de patrimoine ne saurait s’exprimer pleinement qu’à travers sa dimension de transmission. Mais ce qui constitue le patrimoine est une chose ; il est tout aussi significatif de savoir à qui, in fine, il reviendra. À la famille ? C’est dans l’ordre des choses. Mais quelles réalités se trouvent aujourd’hui englobées dans ce mot, dont la définition est loin d’avoir été historiquement gravée dans le marbre ? Aujourd’hui, la notion de famille, telle qu’on l’a consacrée depuis quelques siècles, est violemment battue en brèche par les profonds changements dans la société civile, l’évolution des mœurs, la mobilité, etc., mais aussi par le progrès scientifique. Aussi la question n’est pas de savoir ce qu’il reste de la famille… mais plutôt de cerner ce qu’elle est devenue, ce qu’elle peut devenir, et ce qui la rassemble.

Nouveaux visages de la famille

S’il faut en croire certaines pancartes croisées dans des manifestations, une famille, c’est un papa, une maman, et un nombre variable d’enfants. Ce sens, pourtant, a dû attendre la fin du XVIè siècle pour s’imposer face à des termes comme parentage, lignée, etc. Unique dans les langues indo-européennes car à cent pour cent issu du droit romain, le mot « famille » désignait initialement l’ensemble des esclaves vivant sous un même toit — et par extension, tous ceux qui dépendaient de l’autorité d’un même pater. La dimension d’asservissement mise à part, bien sûr, ce retour aux sources du mot permet de mieux embrasser la complexité des configurations actuelles.
La prospectiviste Fiona Bennie, dans un article du Guardian, s’était essayée à dresser une typologie des « nouvelles familles » : tribus tandems regroupant deux couples sous un même toit, nomades modulaires qui considèrent le foyer comme un dortoir, septuagénaires à la recherche d’une plus grande interaction avec les jeunes générations, ruraux hyperconnectés en quasi autarcie, ou encore familles multigénérationnelles. En réalité, une infinité de variantes est désormais envisageable, ne serait-ce qu’en combinant deux principales lignes de force : le mariage entre personnes de même sexe, d’une part, qui ne pourra qu’entraîner des bouleversements en termes de filiation (procréation médicalement assistée, gestation pour autrui, etc.) ; l’internationalisation des familles et des biens qui peut venir compliquer le règlement juridique des divorces et héritages en rendant obligatoire l’application de droits de plusieurs pays. Une famille, aujourd’hui, cela peut être un papa, une maman et des enfants sous un même toit, mais aussi deux papas ou une seule maman, et des enfants éparpillés aux quatre coins du globe. Et demain ? Le marché des animaux de compagnie est en plein essor, et, dans son sillage, les droits des animaux évoluent. L’idée pouvait encore paraître farfelue il y a vingt ans, et pourtant : il paraît de moins en moins improbable que les animaux, à terme, puissent également intégrer la famille sur un plan légal — et donc au-delà de l’évident investissement émotionnel qu’ils représentent. Mais il n’y a pas qu’eux : si les progrès en robotique se poursuivent, il n’est pas non plus exclu qu’une machine intelligente puisse être acceptée comme un membre de la famille. Au Japon, l’aide aux personnes âgées est l’un des débouchés principaux de la robotique : croisera-t-on un jour des créatures mécaniques intelligentes, comme ce valet-robot qui veille sur son vieux maître dans le manga Pluto d’Urasawa ? Rien n’interdit de le penser.

Coexistences

L’évolution des mœurs n’est pas le seul facteur à prendre en compte si l’on veut saisir à quelles mutations est soumise l’idée de famille. Les constants progrès en matière de santé, de nutrition, ont participé à un allongement notable de la durée de vie ; toutefois, l’espérance de vie en bonne santé, elle, stagne de manière inquiétante, comme le signale un rapport de l’Observatoire national de la fin de vie. On vit plus vieux, mais pas forcément en grande forme. Aussi, de plus en plus de générations sont amenées à cohabiter. Il était rare que des adultes, déjà actifs, aient toujours un arrière-grand-parent en vie ; c’est désormais un phénomène de plus en plus fréquent. La question de la transmission se pose alors en des termes différents : l’héritage intervient de plus en plus tard… et, quand il intervient, c’est bien souvent en marquant un saut générationnel. Le patrimoine revient aux petits-enfants, sans passer par la case « parents » — lesquels ont dû composer et bâtir leur existence sans ce coup de pouce doux-amer.
À vrai dire, l’idée même d’héritage se trouve quelque peu entamée par cette cohabitation générationnelle. Le patrimoine n’est plus un vague trésor dont on sait qu’il reviendra un jour aux plus jeunes ; il se mue en un objet que plusieurs générations exploitent simultanément, qu’ils font vivre, dont ils prennent soin. En hériter au sens strict devient quasiment accessoire, puisqu’il est, dans les faits et par la force des choses, devenu une copropriété.

Transhumanisme et famille

Si le transhumanisme devient une réalité — il l’est dans une certaine mesure, mais pas dans les proportions dont certains rêvent encore —, il induira nécessairement une profonde et nécessaire réflexion quant à la notion de filiation. En effet, pourquoi nous reproduisons-nous si ce n’est pour perpétuer notre espèce ? Comme la première plante ou la première souris venue. L’être humain y place probablement d’autres aspirations, plus symboliques : en mettant un peu de nous-mêmes dans ceux que nous enfantons, nous accédons à une forme d’immortalité. Maintenant, sans même parler d’immortalité, que se passerait-il si les humains voyaient leur espérance de vie s’accroître de manière spectaculaire — pour égaler celle d’un arbre, par exemple ? Pour le transhumaniste Aubrey de Grey, le premier homme « millénaire » est probablement déjà né. Cette assertion ne fait certes pas l’unanimité au sein de la communauté scientifique, mais si on choisit d’en faire, a minima, un exercice de pensée, quelques pistes se profilent d’emblée. Ainsi, il est évident que dans un monde de quasi-immortels, maintenir les naissances au même rythme entraînerait un phénomène de surpopulation ultrarapide. Il conviendrait donc de modérer très strictement leur nombre. Triste ? Totalitaire ? Pas forcément : car le besoin même de procréer ressenti par l’être humain, toujours selon le Dr de Grey, pourrait diminuer en parallèle. Si la survie de l’espèce ne passe plus par la reproduction, mais par la longévité des individus la composant déjà, pourquoi se donner du mal à élargir le foyer ? Tout ce que nous attachons de sentimental (voire, de merveilleux) au fait de donner la vie ne pourrait être qu’un dispositif de sécurité de nos cerveaux, qui disparaîtrait en même temps que la dimension d’urgence. L’immortalité ne sonnerait pas nécessairement la fin de la famille, mais limiterait en tous les cas ses métamorphoses. Et le patrimoine, lui, serait indéfiniment accumulé et dépensé.

L’éternel attachement

Si l’on en revient au présent, un peu moins excitant que les rêves d’immortalité, un constat demeure : le rôle de la famille au sein de la société civile a changé à partir des années 1970, et cette évolution n’est peut-être pas parvenue à son terme. Jusqu’en juillet 1975 en effet, la famille constituait la cellule de base de notre société, dont elle définissait la stabilité par métonymie — sous la houlette de la puissance publique, et forte de la protection du droit. Avec l’introduction du divorce par consentement mutuel, le 11 juillet 1975, le rôle du juge s’est réduit à arbitrer d’éventuelles inégalités, et a cessé de peser sur la destinée de la cellule familiale. Dès lors qu’aucun juge n’est plus nécessaire pour divorcer, que l’État s’est pour ainsi dire retranché de l’équation, la rupture entre noyau familial et société civile est consommée. La famille demeure une institution, mais une institution dynamique, « liquide », même, s’apparentant à un noeud plus ou moins complexe de contrats liant des individus, proches ou éloignés. Certains s’en alarment, ou à tout le moins, s’en émeuvent pour des raisons diverses ; la notaire Nathalie Couzigou-Suhas, par exemple, craint une « communautarisation » des conflits familiaux, où les problèmes seraient résolus non pas en suivant une loi unique, mais en appliquant les règles internes (religieuses, par exemple), peut-être disparates, qui régissent la vie de chaque membre de la famille. André Gide ne parlait-il pas déjà des « foyers clos et des portes refermées » ? Et puis, qu’adviendrait-il de « l’esprit de famille », s’il était réduit au rang de simple formalité administrative, au même titre qu’ouvrir une autoentreprise ?
Pourtant, tout porte à croire que ces inquiétudes sont tout aussi légitimes sur le plan moral qu’elles sont infondées dans les faits. Pour la sociologue Laura Merla, les sentiments d’appartenance familiaux et les solidarités qui en découlent n’ont guère été entamés par les mutations du modèle familial ; même le facteur de dispersion géographique n’a que peu joué en leur défaveur. Bien sûr, la complexification du modèle familial comme les changements sociétaux ne sont pas sans effets : les transferts patrimoniaux se font plus volontiers par flux continus que par héritage ; la baisse de la natalité entraîne des « concentrations patrimoniales ». Pourtant, certains piliers ne vacillent pas. L’égalité de traitement entre les enfants reste au cœur des préoccupations de toute cellule familiale, pour complexe que soit sa forme. Et la propriété immobilière continue de symboliser l’idée de « regroupement familial », ne serait-ce que virtuellement. Oui, la famille a changé, et son modèle hérité de la Renaissance, comme l’explique un rapport de l’Insee, n’est plus qu’une configuration parmi bien d’autres, comme la famille monoparentale, le couple homosexuel, la famille recomposée. Mais le patrimoine, en expansion plus qu’en évolution, assure sans faillir son rôle de ciment, soudant entre eux les générations et leur fierté d’appartenir à une même tribu.

Rédaction achevée en 2018 dans le cadre du magazine hors-série sur le futur du patrimoine réalisé avec Usbek & Rica.

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