8 mars 2021
Le magazine en ligne de la Gestion Privée Caisse d’Epargne pour vous guider dans vos projets patrimoniaux.
Si le mot patrimoine continue à susciter spontanément en nous des visions de biens immobiliers et d’objets passant de mains en mains au cours des générations, il embrasse aujourd’hui des réalités bien différentes. Alors que la révolution numérique favorise l’émergence de valeurs totalement inédites, d’autres transforment en actifs des ressources autrefois négligées. Alors, de quoi sera fait le patrimoine de demain ?
Aujourd’hui, quand on pense acheter un film ou une chanson via une plateforme, c’est moins l’œuvre elle-même qu’un droit d’accès à celle-ci qui nous revient. C’est dans cette logique de droits d’accès que se sont multipliés les services dématérialisés comme Airbnb, BlaBlaCar, Uber et autres. Plutôt que de dématérialiser quoi que ce soit (ni les voitures, ni les chambres de bonne au prix d’un quatre-étoiles en banlieue de Londres ne le sont), ces plateformes jouent un rôle de mise en relation entre usagers, mais avec une puissance de feu démultipliée par les réseaux. On ne possède plus rien : on utilise, quelle que soit la forme que peut prendre la contrepartie (abonnement, paiement à l’usage, etc.). Bien sûr, pour que tout ceci fonctionne, depuis le service de VTC (Voiture de transport avec chauffeur) jusqu’au système de prêt de tondeuses à gazon entre voisins, il est nécessaire qu’une personne au moins possède quelque chose. Pour celle-ci, le numérique est l’occasion de « patrimonialiser » son bien ; pour les autres, il est un moyen de jouir ponctuellement d’un service qui aurait peut-être été inaccessible si seule la propriété importait.
Et les données, au fait ? Ont-elles la moindre valeur ? Deux notions peuvent y contribuer : celle de la confidentialité, et celle de la pertinence. Nos données personnelles (que ce soit dans le domaine médical ou celui du marketing) présentent ces deux caractéristiques. Habitudes de consommation, taux de cholestérol : autant d’informations parfois stockées à notre insu, et qui peuvent potentiellement présenter une valeur pour autrui. Toutefois, prises isolément, ces données n’ont pas de grande utilité, et donc, pas de grande valeur marchande ; c’est davantage le réseau qu’elles constituent par leur interaction qui peut être valorisée, plutôt que chacun de ses nœuds. Valeur il y a : reste donc à savoir qui en profite.
Le cas des cryptomonnaies — dont le bitcoin est le représentant le plus connu du grand public — est un peu à part, probablement parce qu’elles ne sont pas si différentes dans leur fonctionnement des devises traditionnelles. Certes, elles n’ont aucune manifestation matérielle — il n’y a ni pièces, ni billets « Bitcoin » — mais à une époque où la carte bleue et PayPal triomphent, la donne n’est pas radicalement changée. Quant à leur équivalence avec le « monde réel », elle n’est ni plus ni moins arbitraire que celle de l’or qui, depuis longtemps, n’a qu’une valeur d’usage très limitée. Les cryptomonnaies ont réussi l’exploit de réintroduire de la rareté, à un âge où tout ce qui est numérique semble potentiel lement acquis. Au Venezuela, le Bitcoin est devenu une monnaie de référence. D’autres pays suivront-ils ?
On a coutume de dire : ce qui est rare est cher. En pratique, une ressource rare n’a pas nécessairement une valeur d’usage directe très importante (à ce titre, l’or ne vaudrait pas davantage que le cuivre), mais il est fréquent que la rareté seule suffise à créer, un peu artificiellement, un besoin. Et si l’idée de pénurie est insupportable à l’être humain, ce dernier commencera toujours par spéculer sur celle-ci avant de songer à l’endiguer. Dans cette logique, et puisque nous ne vivons pas encore dans le cyberespace, il est inévitable que certaines ressources physiques, que l’on avait peut-être considérées pour acquises pendant un temps et qui, aujourd’hui, sont menacées, redeviennent des actifs d’avenir. Les forêts, les ruches, les bocages, leur écosystème et la biodiversité qu’ils portent, par exemple, sont sans doute des placements intéressants à moyen et long terme. Mais pour en arriver là, il conviendra d’objectiver la valeur de ces services environnementaux, ou peut-être plus crucialement, le coût des dégâts que ces services auront permis de prévenir.
À l’heure du numérique, il est en tous les cas assez croustillant que l’on en revienne aux racines — au propre comme au figuré — du patrimoine individuel et collectif. La « rematérialisation » s’exerce également à travers d’autres phénomènes. La nature souffre et en parallèle, l’être humain, lui, vit plus longtemps et pas forcément en meilleure santé qu’il y a vingt ans. Aussi, ce que l’on appelle la silver economy (marché des produits et services à destination des seniors) s’impose avec évidence comme un secteur d’investissement patrimonial de premier ordre. Les EHPAD (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), les sociétés de fabrication d’équipements médicaux : autant d’opportunités patrimoniales possibles. Tant que le transhumanisme ne vient pas semer le désordre dans nos vies, voire nos après-vies, en tous les cas ! En effet, les tenants de ce courant de pensée estiment en effet que la technologie peut participer à un allongement spectaculaire de la durée de vie. Chercheurs (Aubrey de Grey), milliardaires philanthropes (Dmitry Itskov et son projet Initiative 2045) ou multinationales (Google Calico) planchent depuis des années sur le moyen de nous rendre multicentenaires.
Soigner l’environnement, soigner nos parents, etc. Et quid de nos vies à nous, alors ? Dans un monde où l’emploi à vie n’est quasiment plus envisageable nulle part, chacun doit être capable de s’adapter au marché du travail et surtout, de s’y imposer. Voilà pourquoi les diplômes et ce qu’on appelle skills sets (listes de compétences, d’expériences, rattachées à une personne) sont désormais aussi prisés. Ils constituent en un sens la meilleure assurance-vie possible, pas tant pour ce qu’ils sont que pour la potentialité qu’ils contiennent ; rien d’étonnant à ce que des grands-parents, aujourd’hui, jugent plus opportun d’offrir de prestigieuses études à leur descendance que de leur léguer un bien immobilier. Il existe enfin une autre « rareté moderne », si l’on peut dire : notre capital attentionnel. Depuis la saillie de Patrick le Lay sur le « temps de cerveau disponible », on sait parfaitement que notre attention, pour abstraite qu’elle soit, est aussi une denrée précieuse. Nous sommes sursollicités par des signaux sonores, visuels, et l’avènement des smartphones a amplifié le phénomène de manière démesurée. Nous préserver de ces signaux est un luxe, pour lequel il faut payer. Ainsi, le service d’écoute musical Spotify est gratuit dans sa version de base, mais chaque chanson est entrecoupée de publicités ; pour s’en débarrasser, il faut passer à un abonnement payant. À l’inverse, donner notre attention, intentionnellement, est aussi monnayable : un designer d’Uber n’a-t-il pas imaginé un service où les courses seraient gratuites si l’on acceptait d’être bombardé de pubs pendant le trajet ? Dans un cas comme dans l’autre, il est peu probable que la patrimonialisation de ce que nous avons de plus intime, de plus secret, soit une très bonne nouvelle.
Du reste, le numérique, à aucun moment, ne nous a soustraits au vol, à l’escroquerie, ou au « cambriolage ». Il a simplement monté la difficulté d’un cran, exigeant un haut niveau de compétences techniques là où naguère un pied de biche pouvait suffire. Aussi, le hacking des données personnelles est devenu un risque majeur. Perdre tous ses fichiers audio haute résolution est un motif de contrariété, mais se faire vider son compte en banque est autrement plus fâcheux. Voilà pourquoi de nouvelles protections se mettent en place ; les banques, en première ligne, mèneront probablement des recherches en matière de sécurité numérique dans les années à venir. Les assurances sont elles aussi directement concernées par ces nouveaux risques, et par d’autres retombées du tout numérique : ainsi, entreprises et particuliers peuvent aujourd’hui demander à assurer leur réputation sur les réseaux sociaux.
Les questions de sécurité et de réputation amènent naturellement à réévaluer la fiabilité des intermédiaires. Dans quoi s’enracine aujourd’hui la confiance ? Le notariat traditionnel est-il toujours à même de certifier des transactions ultrarapides en toute sûreté ? C’est probablement avec un grand « non » à l’esprit que ses créateurs ont imaginé le concept de blockchains. Cette technologie de stockage et transmissions d’informations ne possède pas d’organe central qu’il serait possible d’attaquer directement ; de par sa structure distribuée, partagée, elle est virtuellement inviolable (même si les plateformes d’échange, elles, ont déjà été victimes de piratage en décembre 2017). On peut dormir sur au moins une oreille et demie… Mais au fond, le plus gros risque qu’encourt le patrimoine numérique, c’est la perte de sens au moment de sa transmission. Les objets physiques sont chargés d’histoires familiales. L’usure d’une maison, d’une toile, d’un outil, vient chatouiller notre indéfectible nostalgie, nous inscrit dans quelque chose de plus vaste que notre seule individualité. Le numérique, lui, a-t-il la moindre légitimité en la matière ? Voyons les choses en rose. Certes, de moins en moins d’objets physiques seront transmis ; mais ceux-ci seront chargés d’une signification d’autant plus intense qu’ils ne sont pas noyés dans la masse. La transmission de droits d’accès n’a rien de très sentimental a priori ; pourtant, qui nierait ne rien ressentir en parcourant Gallica, le site de la BnF qui offre en libre accès des milliers d’éditions désormais introuvables, et qui, dans le passé, étaient quasiment impossibles à consulter sans se rendre au moins sur place ? Il en ira probablement de même quand des enfants découvriront les playlists ou les films numériques transmis par leurs parents. L’« usure » qui nous est si chère viendra peut-être des formats de stockage, des interfaces, etc. La dématérialisation n’a au fond chamboulé que le stockage de certains biens, souvent eux-mêmes immatériels dans leur essence. Alors, qu’on le lise sur du papier ou sur un écran, voire, qu’une enceinte connectée comme la Google Home le lise à notre place, un poème d’Éluard sera toujours un poème d’Éluard, et l’attachement qu’on y porte dépendra éternellement de celui ou celle qui nous l’a fait découvrir…
Rédaction achevée en 2018 dans le cadre du magazine hors-série sur le futur du patrimoine réalisé avec Usbek & Rica.